La question autochtone

«Contrairement aux interprétations classiques, ce sont les Amérindiens qui ont le plus marqué l'histoire de la Nouvelle-France avant 1665. Au cours de cette période, ils étaient beaucoup plus nombreux que les Européens, qu'ils dominaient militairement.» (1)


INTRODUCTION

Au 16e siècle, dans ce qui allait devenir le Québec et l'Ontario, des peuples amérindiens occupent un vaste territoire s'étendant du lac Étié au sud jusqu'à la baie d'Hudson au nord et du lac Michigan à l'ouest jusqu'à la péninsule gaspésienne et à l'île du Cap-Breton à l'est. Ces Amérindiens vivent dans des tribus dispersées sur tout le territoire: ces tribus habitent surtout les rives des lacs et rivières et le littoral. Pour se déplacer, elles ont mis au point des moyens de transport allant du canot d'écorce aux raquette en passant par le tobaggan.

Les tribus amérindiennes auxquelles nous venons de faire allusion ne vivent pas en autarcie: elles font du commerce entre elles. Toutefois, dans la conception amérindienne, le commerce ne se limite pas à un simple échange économique: l'acte d'échanger des biens est porteur d'un sens beaucoup plus profond. Comme le souligne Olive Dikason, les échanges «comportent des aspects magiques, sociaux, religieux, politiques, judiciaires et moraux. En d'autres mots, ils constituent un acte social total.» (2)

Des rapports égalitaires régissent les relations entre membres d'une même tribu, car les Amérindiens éprouvent une aversion pour la subordination. Le chef, nommé par tous les membres du clan ou de la tribu (tout dépendant de la structure sociale) est remplacé selon le bon vouloir de ces derniers. Il joue un rôle de porte-parole, ses fonctions sont symboliques et son pouvoir limité. De plus, il ne retire aucun privilège de sa fonction.

La plupart des tribus amérindiennes compte un chaman, une forme de prêtre-magicien doté d'une formation et de qualités personnelles particulières. Le chaman interprète les songes, prédit l'avenir et dispenses des soins médicaux; il incarne en quelque sorte le pouvoir religieux. Cependant, la religion amérindienne ne se limite pas aux seuls rites pratiqués par le chaman. Cette religion se vit au quotidien, par le contact avec les éléments de la nature, auxquels les Amérindiens confèrent une force spirituelle. Quant aux fêtes religieuses, elles constituent, nous dit Trigger, des éléments fondamentaux d'un rituel visant à guérir la maladie et à résoudre des problèmes psychologiques.

La famille est le fondement des institutions sociales et politiques des tribus amérindiennes et la valeur première des membres de celle-ci. Le respect des membres du clan et de la tribu, l'harmonie avec la nature et les éléments qui la composent, l'écoute des besoins du corps et de l'esprit, l'indépendance, la liberté, le travail acharné et l'importance des rapports interpersonnels complètent le code de valeurs des Amérindiens. La générosité est pour eux source de prestige et contribue à instaurer des rapports d'égalité entre membres de la tribu. Dans les sociétés amérindiennes, il n'existe donc ni pauvreté, ni accumulation de biens.

DEUX CULTURES QUI S'OPPOSENT

Au 16e siècle, les Amérindiens qui peuplent le territoire décrit plus haut se divisent en deux grandes familles linguistiques, les Algonquiens et les Iroquoiens. Certaines tribusalgonquiennes pratiquent l'agriculture mais la plupart sont omposées de chasseurs-cueilleurs qui vivent principalement des produits de la chasse et de la pêche. La première, pratiquée par les hommes, constitue une activité collective et certains rituels y sont liés. Quant à la pêche, elle n'est pas limitée uniquement à la belle saison puisqu'on s'y adonne également en hiver.

Les peuples algonquiens ont instauré une société de type patrilinéaire. Dans cette société, une coutume particulière caractérise les rapports entre hommes et femmes avant de recevoir la permission d'emménager chez lui, le futur marié doit se mettre au service de la famille de sa promise pour une durée d'un an.

Les tribus algonquiennes font du commerce entre elles et établissent à l'occasion des relations commerciales avec des tribus iroquoises. Certaines tribus algonquiennes, particulièrement les Algonquins, subissent d'ailleurs l'influence des moeurs iroquoises. Ainsi, ces tribus construisent des maisons longues, cultivent la terre et célèbrent la fête des morts, une fête huronne.

Enfin, un ensemble de tribus algonquiennes forment ce qu'on appelle la nation, un regroupement de «bandes apparentées par la langue et la culture» (3). Les liens qui unissent les tribus algonquiennes sont donc davantage culturels que politiques, puisque chaque tribu tient à conserver son autonomie.

Contrairement aux Algonquiens, les Iroquoiens sont des peuples semi-sédentaires. Le choix de ce mode de vie s'explique par le principal moyen de subsistance de ces tribus, l'agriculture. Les Iroquoiens s'établissent sur le même site pour une période allant de 10 à 15 ans; ils y construisent des maisons longues, qu'ils regroupent en village, et érigent une palissade autour de celui-ci. Les récoltes sont stockées dans des fosses. Quand les sols sont épuisés, la tribu quitte le village et se déplace vers un nouveau site.

Les différences entre Algonquiens et Iroquoiens ne se limitent pas au mode de vie et s'étendent à l'ensemble de la société. La société iroquoienne, à l'opposé de celle des Algonquiens, repose sur une structure matrilinéaire. Les membres du clan, auquel on donne un nom d'animal ou d'oiseau, partagent un lien de parenté avec une aïeule commune. Chez les Iroquois, le rôle du clan ne doit pas être sous-estimé: si la structure politique s'appuie sur la nation, véritable entité culturelle, la structure sociale repose sur le clan. Ces clans, répartis dans les villages iroquois sont divisés en moitiés excogames; cette dualité est constamment présente dans les rites et les fêtes qui caractérisent la vie en société des Iroquoiens.

La ligue des Cinq-Nations iroquoises, fondée au cours de la seconde moitié du 16e siècle, possède un système politique particulier. Cette ligue est régie par un conseil central de 49 sachems permanents. Chaque clan délègue un représentant au conseil. Ce sachem est nommé par la mère du clan, qui profite toutefois des conseils des autres membres. Au conseil central, chacune des tribus se voit accorder un vote. Les décisions, relatives aux affaires extérieures (paix.guerre et commerce), nécessitent cependant un consensus. Néammoins, il existe peu d'unité d'action dans la ligue, les peuples iroquois manifestant de la méfiance à l'égard de la centralisation.

Les femmes jouent un rôle majeur dans la société iroquoise. En effet, la mère et ses filles adultes composent la cellule de base du clan. De plus, le pouvoir des femmes s'exerce autant au plan familial que politique. Dans la tribu, le travail est toutefois divisé selon les sexes et les femmes ne peuvent s'accaparer les fonctions réservées aux hommes. Ceux-ci vont chasser et pêcher tandis que les femmes cultivent la terre et se chargent de l'accomplissement des tâches domestiques.

On a souvent dit des Iroquois qu'ils étaient des guerriers cruels et sanguinaires s'acharnant sans relâche sur les colons français. Dans son texte, John A. Dickinson atténue cette vision des faits et constate que, loin de causer des pertes dramatiques à la Nouvelle-France, les Iroquois ont plutôt, de façon indirecte, contribué à son essor économique. «L'image traditionnelle de cette guerre (entre français et iroquois) ne réside pas à une analyse des faits. La cruauté toute relative des Iroquois était bien réelle, mais elle était dirigée le plus souvent contre d'autres nations amérindiennes.» (4)

DES ACTEURS FONDAMENTAUX DE L'HISTOIRE: LES HURONS

Parmi les peuples iroquoiens, celui des Hurons mérite une attention particulière puisqu'il a marqué de façon déterminante l'histoire de la Nouvelle-France avant la destruction de son territoire en 1649. Mentionnons que ce peuple compte, au 16e siècle, de 30 000 à 40 000 individus, selon les estimations. Cette population est répartie à l'intérieur d'une vingtaine de villages et partage un territoire de chasse commun.

Si les Hurons pratiquent la chasse et surtout la pêche, ils cultivent aussi la terre, propriété collective de la communauté. Toutefois, le travail n'implique aucune obligation de la part de celui qui l'exécute et il n'est nullement hiérarchisé. De plus, l'organisation du travail permet aux hommes autant qu'aux femmes de profiter de nombreux moments de loisirs: l'artisanat et la décoration des vêtements et des maisons occupent une partie de ces loisirs.

Les Hurons sont un peuple de commerçants. Ils échangent leurs produits, principalement des surplus agricoles, avec d'autres tribus, mais servent aussi d'intermédiaires entre ces tribus. «La compensation exigée en cas de meurtre fournit une indication supplémentaire de l'importance du commerce pour les Hurons. Un Huron qui tue un allié commercial doit (...) payer un dédommagement plus élevé que si un Huron tue un de ses semblables.» (5)

A l'image des Iroquoiens, les Hurons considèrent le clan comme la cellule de base de leur société. Un certain nombre de clans forme la tribu et l'ensemble des tribus compose la confédération huronne. Par ailleurs, chaque clan élit deux chefs, un pour la guerre et un pour les affaires civiles. Ces chefs doivent leur nomination à leurs qualités personnelles et non à leur lignage. Ils ne peuvent exercer aucune contrainte sur les membres du clan et n'ont pas à se mêler des affaires d'un clan autre que le leur.

Le fait que le clan prime sur la famille nucléaire dans la culture huronne comporte plusieurs conséquences, notamment pour les femmes. Celles-ci sont maîtresses de leurs corps et peuvent choisir leur conjoint. Aussi, les relations sexuelles non exclusives sont permises dès la puberté et ce jusqu'au mariage et le divorce fait partie des moeurs. En outre, les enfants, élevés par leurs oncles maternels, ne sont pas soumis aux châtiments corporels.

La règle du don régit les rapports sociaux des Hurons. Cette règle, qui confère du prestige à celui qui partage ses biens, empêche toute inégalité sociale, «si bien qu'il n'y a chez les Hurons ni vendeurs ni acheteurs, ni commandants ni exécutants, ni riches ni pauvres» (6) Denys Delage note que cette règle impose trois obligations, celles de donner, de recevoir et de rendre.

Les coutumes funéraires caractérisent de façon déterminante le peuple huron. Avant d'abandonner un village pour s'établir dans un nouveau site, ce dernier célèbre, pendant dix jours, la Fête des Morts, une cérémonie qui revêt une importance considérable chez les Hurons. Tout au long de l'année, cependant, les décès font l'objet de cérémonies particulières et des cadeaux sont offerts à la famille du défunt.

De plus, les Hurons ont mis au point une médecine basée sur la magie et les connaissances des plantes médicinales. Delage raconte que cette médecine préconisait trois approches: l'empirisme, la physiologie et, sans doute la plus insolite, la voie psychologique. Il est à noter que, dans l'épreuve qui l'affecte, le malade reçoit le soutien et la sympathie de toute la communauté huronne.

Les Hurons n'interprètent pas leurs rêves à la légère. Pour eux, les rêves sont l'expression des désirs et des besoins de l'âme et ces désirs et besoins se doivent d'être assouvés ou comblés.

CONTACTS NÉFASTES

Toutes ces caractéristiques ont contribué à créer une société originale, spontanée, à l'écoute d'elle-même. Cette société allait toutefois, comme la plupart des sociétés amérindiennes, souffrir de l'arrivée en Amérique de colons européens. Le choc des cultures a tourné, comme nous le savons, en faveur de ces derniers et l'occupation européenne du territoire américain a provoqué des conséquences néfastes sur les peuples amérindiens.

Dans un premier temps, les colons européens ont exposé les Amérindiens à de nombreuses épidémies, dont celles des années 1634 et 1639, qui ont causé la mort de plusieurs membres des tribus du sud des Grands Lacs. Trigger affirme d'ailleurs que «les Européens furent (...) la cause des épidémies qui décimèrent la moitié, ou eput-être davantage, des populations autochtones de l'est de l'Amérique du Nord» (7).

De plus, le commerce de la fourrure avec les Blancs, que les Amérindiens ont commencé à pratiquer intensément au 17e siècle afin de se procurer des produits européens, a bouleversé les structures sociales des peuples autochtones. En plus de déplacer des peuples entiers, dont les Montagnais et les Baskapis, qui ont délaissé leurs territoires ancestraux pour s'établir sur le littoral du Saint-Laurent à l'arrivée des Européens, la traite de la fourrure a créé des inégalités dans la stratification sociale des société amérindiennes.

Ches les Hurons, entre autres, les propriétaires de routes commerciales s'enrichirent plus que les autres membres de la tribu et se virent dans l'obligation de redistribuer leurs biens. Cependant, comme le souligne Denus Delage, «même si la redistribution assurait après coup le partage, elle n'était pas moins porteuse de tendances latentes à l'inégalité sociale». «En effet», ajoute-t-il, «elle conférait à ceux (...) qui possédaient plus de richesses un prestige symbolique dont étaient dépourvus les autres membres de la société qui n'avaient pas accès aux mêmes richesses.» (8) Par contre, le commerce de la fourrure s'effectuant sour le contrôle des chefs traditionnels, cette activité contribua à consolider l'ordre social en leur conférant une autorité nouvelle.

Dans cette communauté, le commerce de la fourrure, activité exclusivement masculine, modifia le rapport d'égalité qui existait entre les hommes et les femmes, au détriment de ces dernières, dont le poids économique diminua. Elles y gagnèrent toutefois sur le plan social puisque la traite de la fourrure, en éloignant les hommes du village pour de longues périodes, leur permis de prendre plus de place dans la vie communautaire.

Le commerce de la fourrure a également été la source de rivalités et de guerres entre tribus amérindiennes. Non seulement les Amérindiens s'affrontaient entre eux lors des guerres coloniales opposant les Français aux Anglais mais ils se disputaient en plus l'exclusivité du commerce avec les nouveaux arrivants. Ce sont des objectifs commerciaux qui ont conduit les Iroquois de l'état de New York à attaquer leurs frères de la Vallée du Saint-Laurent. Ce sont ces mêmes motifs qui sont à l'origine de la guerre de 1624 entre Mohawks et Mohicans dans la région du fort Orange.

L echristianisme, religion professée par des missionnaires européens, n'est pas lui non plus étranger aux rivalités entre Amérindiens. Ainsi, le religion chrétienne divisa de manière irréversible la communauté huronne. S'étant d'abord convertis pour profiter des avantages matériels qu'offrait un contact plus proche avec les missionnaires jésuites, plusieurs Hurons durent renoncer à leurs valeurs traditionnelles. «Privés de la plupart de leurs plaisirs sociaux ainsi que des fétiches et rituels qui encadraient autrefois leurs activités, les nouveaux chrétiens devinrent psychologiquement très instables.» (9) Ils s'attirèrent le mépris des Hurons traditionalistes, qui préférèrent s'allier avec des Iroquois afin de préserver leur culture. Hurons chrétiens et traditionalistes se trouvèrent donc opposés.

Mentionnons aussi que des peuples amérindiens ont développé une situation de dépendance par rapport aux produits européens. C'est le cas notamment des Montagnais qui, comme nous rapport Bruce G. Trigger, «se vêtaient, dans une large mesure, à l'européenne, se nourrissaient d'aliments et fumaient du tabac importés de France, et ils avaient cessé de fabriquer des contenants et des ustensiles d'écorce et de bouleau» (10).

Enfin, nous connaissons déjà les effets que l'alcool, produit européen par excellence, a causé sur les Amérindiens. Voyant d'abord dans les boissons alcoolisées le moyen de communiquer avec les esprits, plusieurs autochtones, à force de consommer ces boissons, ont vu leur vie complètement anéantie par l'alcoolisme.

Le choc culturel n'eut pas que des conséquences néfatives. Amérindiens comme Européens enrichirent leur culture respective en se côtoyant mutuellement. Les peuples autochtones firent l'expérience de nouveaux outils qui facilitèrent quelques-unes de leur tâche quotidienne. Des colons européens se ressourcèrent au contact des Amérindiens et apprirent la beauté de la nature, le respect, l'harmonie et la liberté. Il est clair que les valeurs des deux peuples se modifièrent à l'arrivée des Européens. Dans l'ensemble, toutefois, ce sont surtout les Amérindiens qui firent les frais de l'occupation européenne du territoire américain. Ces frais allaient, pour certaines tribus, dépasser l'estimation effectuée au départ...


(1) Bruce G. Trigger, Les Amérindiens et l'âge héroïque de la Nouvelle-France, Ottawa, 1992, p. 3.
(2) Olive Dickason, Le mythe du sauvage, Québec, 1994, p. 113.
(3) Bruce G. Trigger, op. cit., p 7.
(4) John A. Dickinson, La guerre iroquoise et la mortalité en Nouvelle-France, RHAF, vol. 36, no. 1, juin 1982, p. 47.
(5) Olive Dickason, op. cit., p. 130.
(6) Denys Delage, Le pays renversé, Montréal, 1991, p. 14.
(7) Bruce G. Trigger, op. cit., p. 26
(8) Denys Delage, op. cit. p. 67.
(9) Bruce G. Trigger, op. cit., p. 21
(10) Ididem, p. 17.


Ce texte est la propriété de monsieur Raphaël Thériault, journaliste et étudiant en histoire. Son utilisation par Le Centre de généalogie francophone d'Amérique a été autorisé par l'auteur. Nous tenons à l'en remercier.

1997 © Tous droits réservés

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