Pour que le passé demeure vivant, et afin de lui assurer une place dans l’avenir, certains travaillent d’arrache-pied. C’est ce qu’on s’efforce de faire à Sainte-Eulalie, qui constitue le centre de l’antiquité au Québec. Parmi ceux qui ont fait de leur profession la conservation de nos souvenirs et de notre pa-trimoine, on remarque une profusion de Prince, qui ont pignon sur rue de part et d’autre de l’autoroute 20, et en plein coeur du village de Sainte-Eulalie. Gérard, Charles, Paul-Émile et Michel ont fait des antiquités, les uns leur passion, les autres leur gagne-pain, mais tous pratiquent ce métier avec le même enthousiasme.
Ils ont tous acquis leur expérience chez la famille Beaudoin de Defoy, des pionniers du genre au Québec. Gérard (dict.no.1319) fait ses débuts à leur service en 1960, alors qu’il est âgé de 17 ans. Il y apprend les rudiments du métier d’antiquaire en parcourant en tous sens les routes du Québec, de l’Ontario et des Maritimes. Fort de près de quarante ans d’expérience dans le domaine, Gérard est propriétaire de son propre magasin depuis 1978, secondé de très près par son épouse, Gisèle Turcotte. Il vend aux particuliers, spécialement des meubles faits de bois durs, tels que le chêne et l’érable. Depuis les années que Gérard vit au rythme du vaste monde de l’antique, il a été témoin de bien des changements. Ainsi, s’il était relativement aisé de dénicher des antiquités au cours des années 1960 et 1970, la principale difficulté des antiquaires d’aujourd’hui est de mettre la main sur des meubles et des objets de qualité. En effet, depuis cinquante ans que les antiquaires sillonnent activement les routes du Québec, ils ont eu tôt fait de vider bien des greniers. Si les amateurs d’objets anciens ne manquent pas, le défi est de fournir à cette demande. Et d’un autre côté on court contre la montre, alors que le temps fait son oeuvre et que les meubles datant de plus d’un siècle se font de plus en plus rares, ou bien de plus en plus ravagés par les années qui ont passé.
On peut dire sans trop se tromper que la famille de Gérard a fait de l’antiquité une tradition familiale, puisque deux de ses frères travaillent également dans le même domaine. Raymond (dict.no.1323), qui demeure à Saint-Célestin, est ce qu’on appelle dans le jargon du métier un «pickers». C’est à dire qu’il est de ceux qui sont constamment sur la route, afin d’aller frapper aux portes à la recherche de L’Objet rare. Raymond est indépendant et vend ses trouvailles aux antiquaires. À la différence des autres, il ne possède pas son magasin mais travaille à son compte.
C’est aussi ce que fait son autre frère Charles (dict.no.1320), depuis 1961. À cette date, il gagnait trois dollars par jour pour ce travail, en plus d’être logé et nourri. Mais depuis 1991, Charles a construit son magasin. Il a fait de ce commerce une entreprise familiale, puisque sa femme, Lucie Beaurivage, et son fils Christian y consacrent tout leur temps. Cette association père-fils permet d’exploiter deux volets: alors que Charles s’implique dans l’antique, Christian confectionne et offre des meubles de reproduction. Et Lucie tient boutique pendant que Charles cavale sur les routes, ce qu’il fait quarante semaines par année. Il vous dira qu’un bon «pickers» doit être tenace, mais surtout un fin psychologue. En effet, il peut en passer plus d’un dans vos maisons chaque année, et la concurrence est forte pour ce qui est d’acheter vos vieux souvenirs, surtout s’ils sont âgés et de grande qualité. Celui qui les emportera doit savoir mettre les gens en confiance, et user de diplomatie.
Tous, d’un avis unanime, m’ont désigné leur cousin Michel (dict.no.1327) comme un authentique passionné de l’antique. Il a commencé, comme les autres, comme «pickers» indépendant il y a vingt-trois ans. Avant de devenir antiquaire, il a surtout été collectionneur d’objets de toutes sortes. Loin de penser ouvrir boutique un jour, il a d’abord tenu une espèce de marché d’anti-quités dans le sous-sol de sa maison et sur sa pelouse... L’idée fait boule de neige et prend de l’envergure alors qu’il achète son magasin-entrepôt en 1987, où sont aujourd’hui employées huit personnes. Cela sans compter sa femme, Pierrette Croteau, qui représente au minimum 50% de l’entreprise. Ses cinq enfants ne sont pas sans s’impliquer également, et l’un d’eux, Marco, a mis sur pied un programme de vente sur le Web, et vend des antiquités québécoises aux quatre coins du globe, du Mexique en Chine en passant par l’Afrique... Si Michel vend beaucoup d’objets en vrac à d’autres antiquaires, la vente au détail est une grosse part de son entreprise. Un exalté de l’antiquité, il l’est également et dévore des livres entiers sur ce sujet. Mais rien n’égale pour lui la sensation de mettre la main sur un objet rare du régime français par exemple, de le toucher, de le sentir, et d’apprécier cette pièce qui a traversé les siècles. Et de faire de cet objet, symbole du passé, un témoin de l’avenir.
Son frère, Paul-Émile (dict.no.1325), est devenu antiquaire sur le tard... il y a douze ans. Autrefois mécanicien, Paul-Émile a travaillé aux côtés de son frère quelques années pour ensuite ouvrir sa boutique il y a six ans, avec sa conjointe Lucille Tourigny. Il emploie maintenant deux personnes à temps partiel. Paul-Émile soutient que s’il aime beaucoup les antiquités, et qu’il en a fait son métier, c’est dans un but davantage terre-à-terre et pour faire vivre sa famille, au contraire de son frère Michel qui a l’antiquité dans le sang. Loin de moi l’envie de le contredire, mais on dénote une touche de passion à l’entendre parler de la mutation des meubles à travers les grandes époques de l’histoire. Par exemple, une table est richement ornée à la fin du XIXe siècle, pour s’appauvrir durant la première guerre mondiale en 1914. Les riches années vingt, la crise économique des années trente, on les devine derrière les ornements et la qualité du bois de chaque pièce d’ameublement. Jusqu’aux plaques d’autos en 1939 qui sont fabriquées avec une matière vulgaire, parce qu’on a besoin de tout le métal pour faire la guerre. Toute une histoire cachée à découvrir pour ceux qui s’y arrêtent.
À tous, je leur ai posé une question qui m’intriguait fort. En effet, les milliers de personnes qui empruntent l’autoroute 20 pour aller de Québec à Montréal peuvent constater qu’il y a non seulement une profusion de Prince à Sainte-Eulalie, mais encore que plusieurs sont antiquaires. J’entrevoyais là une certaine compétition, peut-être des conflits, de la concurrence quoi! À mon grand étonnement, il n’en est rien... S’ils ont chacun leur magasin, s’ils peuvent vendre des meubles de la même époque, s’ils s’adressent au même type de clientèle, aucune riva-lité n’est possible. Car, pour ce qui est des antiquités, chaque objet est unique. En ne tenant pas compte des meubles manufacturés qui ont été produits au début du siècle, chaque pièce est faite à la main, par un artisan qui n’en fait pas deux semblables. Donc, la chaise ou la lampe à l’huile style bourgeois anglais du XVIIIe siècle que vous dénicherez chez Gérard, vous serez incapables de les retrouver chez Charles, Michel ou Paul-Émile. Mais chez chacun vous découvrirez différents trésors, qui éveilleront votre curiosité, ou réveilleront vos souvenirs.