L'Abbé Louis Lepage
Par Joseph-Noël Fauteux
Essai sur l'Industrie au Canada,
Chapitre VI, Québec, 1927

Parce que, mieux que tout autre, il incarne un type fréquent dans l'histoire de la Nouvelle-France celui du prêtre, gérant d'entreprises industrielles, et aussi, à cause de l'importance de ses établissements, il convient d'accorder quelques pages particulières à l'abbé Lepage, curé et seigneur de Terrebonne, qui, comme on l'a vu, se trouvait au nombre des fournisseurs de bois du roi, tant pour les chantiers de Québec que pour les ports de France.

Louis Lepage était le deuxième fils d'une famille qui comptait seize enfants, huit garçons et huit filles. Né le 25 août 1690, à St-François, l'une des cinq paroisses de l'Île d'Orléans, près de Québec, il avait six ans lorsque son père, René Lepage, alla s'établir à Rimouski dont il devint le premier seigneur avec le titre de "sieur de Sainte-Claire".

Elève du séminaire de Québec, le jeune Lepage se destina au sacerdoce. Le 6 avril 1715, Mgr de Saint-Valier l'ordonnait orêtre et l'envoyait aussitôt exercer son ministère, comme curé, dans la paroisse de l'Île Jésus, près de Montréal. L'abbé Lepage ne tarda pas à se trouver aux prises avec les mêmes difficultés qui confrontaient alors la plupart des curés de la colonie. Les habitants, peu riches, suffisant à peine à leurs propres besoins, ne pouvaient pas venir en aide à leurs pasteurs. Doué par la nature d'un esprit entreprenant, le curé de l'Île Jésus décida de se créer des sources de revenus qui lui permettraient de vivre lui-même et d'éxécuter le programme d'oeuvres paroissiales qu'il s'était tracé.

Le 2 septembre 1720, il achetait, pour le prix de 10, 000 livres de Me François-Marie Bouat, conseiller du roi et lieutenant général au siège de Montréal, la seigneurie de Terrebonne, comprenant deux lieues de longueur par deux lieues de profondeur, sise sur le côté nord de la rivière des Prairies, vis-à-vis l'Île Jésus, entre la seigneurie de Lachenaye et les terres des sieurs Petit et de Langloiserie, avec les îles, îlets et battures adjacentes et un moulin. La transaction était avantageuse pour le sieur Bouat, qui avait acquis la même seigneurie 2 ans auparavant de dame Marie-catherine de Saint-Georges, veuve de Louis Lecomte Dupré, marchand de Montréal, pour la somme de 5,268 livres.

On brulait les étapes à cette époque dans le clergé canadien. Satisfait du zèle que manifestait l'abbé Lepage et désireux de l'encourager, Mgr de Saint-Valier élevait le jeune curé de l'Île Jésus à la dignité de chanoine du chapitre de la cathédrale de Notre-Dame de Québec, l 9 juin 1731, et le chargeait des fonctions de vicaire général du diocèse. Le nouveau chanoine obtint de son évêque la permission d'aller habiter sur sa seigneurie de Terrebonne, laquelle avait été érigée canoniquement en paroisse en 1723, avec droit de patronage pour le curé dans l'église qu'il se proposait de construire.

Ce fut peut-être le souvenir d'un petit moulin à scie que son père avait fait bâtir sur un ruisseau voisin de sa terre, quelque temps après qu'il fût devenu seigneur de Rimouski, qui incita le curé de Terrebonne à entreprendre sur son nouveau domaine un établissement du même genre mais plus considérable.

Sans ressources personnelles, le chanoine dut emprunter de côté et d'autre pour mettre son projet à éxécution. Comme il inspirait confiance, il trouva facilement des gens pour lui avancer de l'argent ou des marchandises. La compagnie Bouat-Lamarque lui prêta environ cinq mille livres en fournitures diverses. Ignace Gamelin, fils, et Cie, marchands de Montréal, lui prêtèrent également 1,656 livres en argent et en effets. Muni de ces fonds et d'autres encore, l'abbé Lepage put construire des moulins à farine et divers bâtiments.. En 1729, il se trouvait propriétaire très important.

Les soins qu'apportait le curé de Terrebonne à ses entreprises industrielles lui faisaient passablement négliger ses fonctions de grand vicaire et chanoine. on ne le voyait guère aux séances du Chapitre de Québec. Les choses en vinrent au point où l'évêque se vit obliger de porter plainte au président de Conseil de la Marine. Le 12 avril 1729, celui-ci écrivait à Mgr Dosquet qu'il fallait mettre un terme aux abus qu'on lui signalait et que les membres du Chapitre qui ne remplissaient pas les devoirs de leur charge devraient être mis en demeure de démissionner ou de renoncer au supplément qu'ils recevraient du roi.

Le choix de l'abbé Lepage fut bientôt fait. Voyant qu'il pourrait très bien servir les intérêts spirituels de ses paroissiens tout en poursuivant les entreprises temporelles commencées sur sa seigneurie, il décida de se démettre de sa charge de chanoine et de grand vicaire. D'ailleurs, il avait contracté des dettes et il était obligé de les acquitter avant de songer à se limiter exclusivement à ses fonctions ecclésiastiques.

Loin de renoncer à ses diverses exploitations, le sieur abbé les augmenta. En 1731, il avait fait ajouter deux nouvelles moulanges à ses moulins à farine, ce qui en portait le nombre à quatre. de plus, il avait passé avec le roi un marché de fourniture de bordages de chêne et de pin, ce qui aiderait à tenir ses moulins à scie en activité. Bref, l'établissement prenait une importance grandissante et Hocquart pouvait dire que c'était le plus beau de cette espèce dans la colonie. Entretemps, le curé de Terrebonne trouvait le moyen de construire une église, de tenter la fabrication du goudron et du brai, et de s'intéresser à la pêche de la morue et à l'exploitation d'une carrière d'ardoise dans le bas du fleuve Saint-Laurent.

Le bois était devenu rare dans la seigneurie de Terrebonne. L'abbé représenta à Hocquart qu'il lui serait bientôt impossible de remplir ses marchés de fourniture au roi aussi exactement qu'il l'avait fait jusque-là, à moins qu'on ne lui accordât de nouvelles limites forestières. Le 22 juillet 1730, l'intendant lançait une ordonance permettant au seigneur de Terrebonne d'exploiter les bois en arrière de ses terres dans la profondeur de deux lieues et d'y ouvrir les chemins nécessaires pour le transport. La concession fut ratifiée par un brevet royal le 10 avril 1731.

C'était tout un village que l'abbé Lepage avait créé. Là où n'existait pratiquement que la forêt dix ans auparavant, nombre de familles se trouvaient maintenant établies autour de l'église paroissiale. Leurs chefs pouvaient compter sur un gagne-pain stable en travaillant aux défrichements ou aux moulins à scie et à farine. On peut croire que le curé de Terrebonne possédait l'entière sympathie des ses ouailles.

Le digne prêtre ne pouvait manquer d'éprouver lui-même du contentement à la vue du succès de ses établissements, d'autant plus qu'il savait que, à la cour de France, on appréciait hautement son zèle et les services qu'il rendait à la colonie. Sa propre famille se ressentait de sa prospérité. Une de ses soeurs, Reine Lepage, étant entrée dans la communauté des Ursulines de Québec, il se joignit à son frère, Germain Lepage de saint-François, en 1730, pour lui payer une dot de 2,000 livres sous forme de rente annuelle de 100 livres.