La petite histoire de Charles Lefrançois

L'ancêtre Charles Lefrançois fut baptisé le 9 mars à Muchedent, canton actuel de Logueville-sur-Scie, arrondissement de Dieppe, dans le département de la Seine-Maritime, province de Normandie. La rivière Varenne côtoie Muchedent avant de jumeler ses eaux avec la Béthune et de s'écouler dans la Manche.

Les parents de Charles, Charles Lefrançois et Suzanne Montigny s'étaient mariés à Muchedent en 1622, paroisse Saint-Pierre. Le fils Charles était scolarisé puisqu'il savait signer et compter. Lorsqu'il vint au Canada, il devait avoir plus de 30 ans d'âge et des sous. Peut-être se passa-t-il d'un engageur en payant son passage sur un navire.

Charles avait un ami d'enfance vivant déjà à la côte de Beaupré, Romain Trépanier, baptisé à Muchedent le 19 avril 1627.

Charles Lefrançois apparaît pour la première fois dans nos archives civiles le 19 septembre 1657, à Québec. Il se présente alors comme l'un des principaux témoins au contrat de mariage d'entre Pierre Tremblay et Ozanne Achon, passé devant le notaire Claude Auber.

Le 25 août 1658, Charles s'est rendu à l'hôtel de la sénéchaussée de la capitale avec sa dulcinée Madeleine Triot et ses amis, pour ratifier à son tour son contrat de mariage, Jean de Lauzon, grand sénéchal et propriétaire de l'arrière-fief de Lotinville à la Côte de Beaupré, sa femme Anne Després, Étienne Després, Pierre LeGardeur, marchand, etc., bref tout le meilleur gratin de Québec s'était réuni pour entendre la lecture de la convention matrimoniale de Charles et de Marie-Madeleine Triot. Les conditions énumérées ne comportent rien de spécial si ce n'est que Charles doue sa future épouse de 50 livres annuelles.

Marie-Madeleine Triot, fille de Jacques, bourgeois, et de Catherine Guichart, de Saint-Nicolas-des-Champs, ville de Paris, semble une candidate de 18 ans sérieuse nouvellement arrivée dans la colonie. Lors de la bénédiction nuptiale donnée le 10 septembre suivant par le Jésuite Claude Dablon, Jean de Lauzon et son frère Louis sont cités dans le registre de Notre-Dame de Québec.

Il est assez rare de rencontrer un immigrant faire une entrée aussi rapide et définitive parmi les nôtres. Le 2 février 1660, à Château-Richer, il apparaît également dans les rangs des confirmands de Monseigneur de Laval.

Concessionnaire

La présence de Jean de Lauzon dans la vie de Charles Lefrançois n'était peut-être pas dépourvue d'intérêt. Ne lui avait-il pas déjà promis une terre ? En effet, dès le 26 janvier 1659, Charles et Romain Trépanier recevaient une concession dans le fief de Lotinville. Quant à Charles, sa terre de 3 arpents de front se trouvait tout près de celle du seigneur, c'est-à-dire à 6 arpents à l'ouest de la rivière Petit Pré. Le texte signé par Lauzon mentionne une lieue et demie de profondeur après la rature de 40 arpents.

Le nouveau concessionnaire se mit immédiatement à l'oeuvre et fit tant et si bien qu'à l'été 1663 il possédait une maison de pierre, peut-être la première du lieu, affirme Lionel Laberge, mesurant 37 pieds de long et 22 de large, possédant 2 cheminées dont l'une avec un four de briques, un grenier couvert de planches. De la paille recouvrait la grange de 25 x 18 pieds.

Le marchand Antoine Berson, sieur de Châtillon, originaire de Saint-Eustache-de-la-Boucherie, ville de Paris, aperçut un jour la belle ferme Lefrançois. Il eut un ébahissement. Il offrit 1,100 livres de principal, 40 livres pour les épingles de Marie Triot et 5 livres pour le vin du marché. Le 29 août 1663, Charles succomba à l'offre alléchante, Antoine promit tout payer le 31 août 1664.

Après une telle vente, que fera Charles ? Se bercera-t-il sur son capital ? Non !

De ferme en ferme

Après la mort tragique de Jean Lauzon, la terre seigneuriale du fief de Lotinville, le 23 août 1664, fut mise en vente aux enchères. Antoine Berson offrit 1,100 livres ; Charles renchérit : 1,200 livres ! Les deux compétiteurs quittèrent la piste de course quand arriva le coursier breton Bertrand Chenay ; il remportera la victoire par son offre faramineuse de 2,850 livres.

Charles, le 3 novembre 1665, remet à Chenay 2 boeufs de trait afin de rembourser les 300 livres, somme qu'il lui devait suite à un emprunt à une date inconnue.

Où vivaient alors les Lefrançois ? Peut-être dans la ferme de Pierre Legardeur, à Château-Richer, entre Jacques Goulet et Louis Dumoulin. Le 14 novembre 1667, Charles acheta cette terre de 3 arpents 5 perches de front appartenant à la veuve Legardeur. Il donne comptant 350 livres tournois. L'année suivante, le 29 avril 1668, Lefrançois se porta acquéreur de la propriété Goulet en lui baillant 350 livres.

Enfin, Charles Lefrançois possédait un bien terrien de 5½ arpents de front. Le recensement de 1667 rapporte que les Lefrançois avaient la garde de 13 bêtes à sabots et de 30 arpents de culture. Ils sont fixés à Château-Richer et pour longtemps. C'est également là qu'ils vivent en 1681. Ils sont propriétaires de 20 arpents de terre défrichés, de 14 bêtes à cornes, d'une cavale et de 2 fusils. Voisins : Louis Dumoulin et Charles Bélanger, mari de Barbe Cloutier.

Engagement social

Charles Lefrançois manifesta sa présence active dans son milieu de différentes façons. Le 12 août 1666, il agit comme estimateur des biens de Charles Berson. La veuve avait fait confiance à l'honnêteté de Lefrançois. Car, c'est lui, qui dans son coffre fermé à clef, avait entreposé les hardes du défunt et ses papiers. A la suite d'un différent survenu entre les familles Bélanger et Chenay, Charles Lefrançois et Pierre Tremblay furent invités, le 24 janvier 1671, à visiter et estimer les animaux de la métairie de Lotinville. Durant l'hiver 1672, les fermiers François Nau, Pierre Grenon et Chenay recoururent aux bons offices de Lefrançois pour juger de la valeur de quelques boeufs. Le 9 avril 1683, Charles déclare comme estimateur la grange de Lotinville «ruinée et irréparable».

Comme bien des gens des environs, Lefrançois s'était permis un emprunt de 184 livres de Chenay, pour lors la banque "à pitons" de la Côte. Ce compte apparaît plusieurs fois dans l'inventaire de ce dernier dressé en 1671.

Un nommé Antoine Andrieu, normand, homme de Sylvine Carcireux, une digne fille du roi, possédait une terre à la Côte de Beaupré. Cependant, ce colon ne fit pas long feu en Nouvelle-France. Il retourna en France avec sa famille, après avoir constitué Charles Lefrançois son procureur. Mathurin Tessier se chargea alors d'exploiter la terre Andrieu. Lefrançois avait donné à Tessier 1 taureau et 6 monots de blé en retour de 2 vaches "et sur les quelles il détenait une première hypothèque en vertu de deux sentence du bailli de Beaupré en date des 13 et 26 novembre 1675". Mais, Tessier avait déjà hypothéqué ces 2 vaches en faveur de Chenay. La question fut réglée hors cour et Charles Lefrançois demeura propriétaire de ses 2 bêtes.

Devant les notaires Mousnier et Paillet, du Château de Paris, le 2 mars 1678, Andrieu vendait sa terre du fief de Lotinville à Lefrançois. Ce dernier la revendit à son gendre Pierre Trudel, le 7 avril 1680, pour la somme de 800 livres.

Sans insister davantage, il faut conclure que Charles Lefrançois n'était pas un manchot. Il avait du jugement et du coeur ; il travaillait fort pour rendre service aux autres et subvenir aux besoins de son épouse et de ses nombreux enfants.

Les Triot-Lefrançois

En l'espace d'un quart de siècle, entre 1659 et 1684, le berceau Triot-Lefrançois s'illumina 13 fois par l'arrivée d'une vie nouvelle : Marie, Catherine, François, Marguerite, Charles, Anne, Louis, Barbe, Joseph, Alexis, Nicolas, Pierre et Geneviève. Tous furent baptisés à Château-Richer à l'exception de l'aînée, qui possède son acte de baptême à Québec, et de la cadette baptisée à L'Ange-Gardien. Catherine mourut avant 1681 ; Louis, le 18 mars 1692, à l'âge de 22 ans.

Marie avait été baptisée à la Côte de Beaupré par le père jésuite Paul Pagueneau. Elle fut la 3e de la famille à contracter mariage. Le 10 avril 1684, Pierre Roberge la prenait comme son épouse et responsable de sa descendance nombreuse. Elle décéda le 26 février 1722, à Saint-Laurent de l'Île. Françoise devint la compagne de Pierre Trudel, le 26 février 1680 et lui donna 11 rejetons. Marguerite unit sa vie, le 3 novembre 1682 avec Louis Bélanger qui deviendra seigneur de Bonsecours ou de l'Islet. La Seigneurie mit 13 poupons au berceau. Elle fut inhumée le 1er octobre 1724 à l'Islet.

Le fils Charles choisit sa préférée de son coeur chez les Bélanger en épousant, le 6 août 1691, Barbe qui lui donna 1 fils et 1 fille à aimer. Ce Charles devint le propriétaire envié de la ferme seigneuriale du fief de Lotinville. Malheureusement, il quitta les siens rapidement. Le 16 mars 1696, à l'Ange-Gardien, on procédait à l'inventaire de ses biens.

François Trépanier, fils de Romain, le 1er février1689, offrait sa main à Anne Lefrançois. Anne possède le record de fécondité de la deuxième génération avec ses 15 sujets. C'est à Château-Richer, le 24 août 1738, que son corps fut déposé dans la terre bénite du cimetière. Sa soeur Barbe épousa, le 13 octobre1698, le beau soldat et chirurgien Julien Léonard, dit Dusablon. Elle ne fut responsable que d'une fille. Le 1er août 1700, elle était inhumée à Québec. Joseph Lefrançois s'allia à la grande famille Caron à Sainte-Anne. Il épousa Anne qui ne lui donna qu'un garçon appelé Charles. Joseph était le dernier témoin de sa génération lorsqu'il décéda en mai 1755, à l'âge de 81 ans.

Alexis possède une histoire particulière. A l'âge de 18 ans, le 6 août 1694, avant de partir pour la Baie du Nord, en cas de mort il légua ses biens à ses frères Nicolas et Pierre. Selon le Dictionnaire Biographique du Canada, Pierre Perrot de Rizy, à Plaisance en 1697, avança 37 livres aux frères Alexis, Nicolas et Pierre Lefrançois. Selon Huguette Lefrançois, Alexis était décédé entre octobre 1699 et avril 1700, dans des circonstances mystérieuses. La tragédie aurait été rapportée à la parenté par un missionnaire.

Nicolas aurait donc lui aussi bourlingué sur les eaux du golfe jusqu'à Terre-Neuve. A Charlesbourg, le 24 avril 1702, il fixait son choix sur Marie-Madeleine Lefebvre. Il vécut avec ses 14 enfants à Château-Richer où il fut enterré le 9 décembre 1749. Il ne faut pas confondre Pierre Lefrançois avec Pierre François ou Lefrançois, fils de Denis et de Jeanne Gendreau, originaire de Saint-Laurent-de-Prée en Aunis. Ce dernier épousa Madeleine Gaumont le 16 août 1670 à Québec. Le fils de Pierre se maria 2 fois: d'abord avec Marguerite Gagnon, puis avec Marie-Louise Pichet. Il vécut sans postérité. Enterrement: 22 septembre 1745.

Enfin, la cadette Geneviève devint la compagne de vie de Jean-François Godin, le 8 juin 1705. Mère d'une douzaine d'enfants, elle fut inhumée dans la paroisse Les Écureuils, le 19 août 1745.

Ainsi, les filles Lefrançois avaient donné 58 petits-enfants à la première génération Triot-Lefrançois, alors que les garçons n'en dénombrent que 17.

Vers la retraite

Le couple Lefrançois demeurait toujours actif et très intentionné au mieux-être de ces enfants. En 1699, Charles et Marie-Madeleine Triot pensèrent qu'il était temps de mettre de nouveaux maîtres à la tête du bien familial. Le notaire Jacob fut convoqué, le 20 janvier, à la maison Lefrançois pour rédiger en belle et due forme la donation qu'ils avaient l'intention de faire à Nicolas et à Pierre, leurs fils. Ces cérémonies, un peu solennelles, cachaient toujours une joie et une peine: celle du devoir accompli, celle aussi de l'obligation de fermer le livre de la vie active et responsable.

Nicolas et Pierre, célibataires, reçurent immédiatement la moitié de tous les biens de leurs père et mère en attendant d'obtenir la seconde après leur mort. Conditions stipulées: entretien de leurs parents jusqu'a leur décès et remise de 250 livre d'héritage aux membres survivants de la famille. Cette terre ancestrale peut-être repérée aujourd'hui à environ une douzaine d'arpents à l'est de la rivière Petit-Pré.

Le pressentiment de Charles Lefrançois était bon. Dimanche, jour du seigneur, le 13 Juin 1700, on appela le curé Guillaume Gauthier pour confesser, communier et extrémiser son fidèle paroissien de 75 ans. Le lendemain, l'aïeul était porté en terre suivi des membres de sa famille et de ses amis. Marie-Madeleine Triot ne tarda pas à aller rejoindre son fidèle compagnon. Le 18 novembre 1701, elle mourut à son tour, à l'âge de 60 ans. Robert Caron, Jacques Cauchon et Romain Trépagnier apparaissent au registre comme témoins de ce grand départ à Château-Richer.

Les cendres de Charles Lefrançois et de Madeleine Triot sont muettes, mais leur générosité et leur dévouement nous parlent par-delà le temps et les saisons. Leurs descendants fidèles sont devenus un peuple fier de ses origines.

(Nos Ancêtres 18 – Gérard Lebel. C. Ss.R.- 1996)

Robert Lefrançois
20 avril 2015